Histoire

Le regard bleuté de l'artiste se posa sur la plèbe qui s'était massée dans la galerie qui l'accueillait. Il y avait du monde. Comme à chaque fois depuis quelques années. Depuis qu'il avait été repéré. Depuis qu'il avait acquis ce statut d'artiste étrange et excentrique en ne sortant qu'à la nuit tombée. Finalement, il devait la réussite à sa transformation. A son désespoir et à la sensibilité qui l'avait rendu ainsi. Il aimait ce qu'il était devenu. La plupart du temps. Il avança un peu, attrapant une coupe de champagne qu'il ne boirait probablement pas, ou sans vraiment l'apprécier. La galeriste fut la première à le repérer. Mais les autres ne tardèrent pas à l'identifier, lui et sa chevelure blonde vénitienne, lui et sa distinction, lui et son indéfinissable sourire flottant toujours sur ses lèvres.

On lui posait des questions. Sur lui. Sur ses œuvres. Souvent les même. C'était presque lassant qu'ils manquent autant d'imagination. Il répondait souvent par d'autres questions, ou par des phrases évasives. Pourquoi diable leur faciliterait-il la tâche ? De toutes façons, ils ne seraient jamais foutu de comprendre le sens de son art. Il s'y était fait. Son regard se perdit dans le vague, observant sa muse un peu plus loin. Aksel...



Ce garçon était différent. Il l'avait rencontré l'année passée. Pendant un vernissage aussi. Il posait des questions plus intéressantes. Stellan l'avait de suite trouvé beau. Il y avait quelque chose dans son regard qu'il appréciait. Il prit le temps de répondre à toutes ses questions. Il ne rechigna pas. Il réfléchit même parfois au lieu de sortir une phrase toute faite. Vraiment, il y avait quelque chose avec ce garçon. Il avait envie de le connaître plus. De le comprendre. De le posséder même. Il terminèrent la nuit chez ce garçon. Dans un appartement minable. Vraiment minable. Ce garçon méritait mieux. Ils glissèrent dans ses draps, les froissant sans vergogne. Puis le vampyr le mordit, pour se nourrir. Il ne but pas grand-chose. Il voulait préserver ce sang qui pour lui était le plus délicat et le plus exquis qu'il ait jamais goûté. Bien sûr, le garçon ne se souviendrait pas des crocs transperçant sa peau délicate. Uniquement de l'artiste ayant été se perdre dans ses draps. Et qui lui ferait forcément perdre la raison. C'était normal. Qui ne perdrait pas la raison dans son lit ?

Il le revit. Plusieurs fois. En fait, il n'avait plus que lui comme obsession. Il voulait le voir. Sans cesse. C'était sa nouvelle obsession. Il y en avait eu d'autres. Qui inéluctablement avait terminé en échec. Parce qu'il ne pouvait s'empêcher de vouloir les transformer. Leur offrir mieux que leur misérable vie. Les créer. Oui, c'était ça, il voulait créer de nouveaux êtres. De nouveaux Vampyrs. Mais jusque là, ses créations s'étaient avérées trop décevantes. Alors, il les avait tué. Mais Aksel serait différent. Il serait son tout. Son infant. Son amant. Sa muse.

Le plan demandait d'être minutieux. Il devait faire les chose graduellement. Il commença par apparaître masqué au coin d'une rue. Puis plus proche. Inquiétant. Présent. Partout. C'était harassant mais tellement grisant de le traquer et de sentir sa peur. Mais il ne faisait cela que pour son bien. Pour qu'il devienne meilleur. La seconde phase était moins compliquée une fois la préparation achevée. Il avait racheté cette maison isolée. Avec une cave. En réalité, seule la cave importait. Et il l'enleva. Il s'occupa de lui, sans jamais ôter le masque ni parler. Le but était de créer le plus profond des désespoirs. L'absurde désespoir. Celui qui fait perdre pied. Et le miracle petit à petit se produisit. Et cet enfant fut son chef d’œuvre, naissant Vampyr. Le plus beau à ses yeux.

Il le sauva à visage découvert faisant passer un misérable humain pour le coupable en l'afublant de son masque. C'était presque vexant de ne pouvoir s'attribuer cet exploit entièrement. Mais il voulait que son enfant reste avec lui. Créateur et création. Ensemble, ils pourraient faire de grandes choses. De belles choses. Il pourrait l'éduquer. Mais plus encore, il ne serait plus seul...


« Et ce tableau ? »

Le blond sortit de ses pensées. Il regarda la création qu'on lui désignait. Un tableau qu'il n'avait jamais mais en vente. Le premier qu'il avait peint après sa transformation. On pouvait y voir quatre personnages, dont on discernait à peine un regard dans les visages spectraux. La famille Lindström. Sa famille. Les morts. Lui y compris.

« Si je vous l'expliquais, il n'aurait plus aucun intérêt, madame. Rien ne s'explique, tout est absurde. Vous croyez vraiment que toutes mes créations ont une origine spécifique ? Vous vous trompez... Peut-être. »

Il conclut le tout d'un sourire énigmatique alors qu'il fixait à nouveau sa famille sur la peinture.




Il aimait sa sœur. Elle était bien plus jeune que lui. Douze ans d'écart. Il était presque un second père pour elle. Il l'aimait tellement. En réalité, il aimait aussi ses parents d'un amour fort. Ils avaient beau être souvent absent, il avait pour eux beaucoup de respect et d'admiration. Peu d'enfants pouvaient se vanter d'avoir des parents aussi aimants et attentifs. Ils lui laissaient faire ses choix, tout en étant de bon conseil. Fortuné mais avec le cœur sur la main. Des gens honorables. Vraiment. Ils dirigeaient ensemble une société pharmaceutique. Tout en ayant un important patrimoine financier et immobilier. Mais ils avaient laissé leur aîné choisir sa voie, celle de l'art. Ils croyaient en lui. Il serait l'artiste de la famille, ce n'était pas si mal. Il avait toujours été brillant, mais il avait aussi cette sensibilité qui le rendait à la fois fort et fragile.

Seulement, il était trop conformiste dans son art. C'était ce que disaient ses professeurs. Il ne s'appropriait pas les techniques pour ensuite les rendre unique, il ne faisait qu’exécuter. Avec talent mais sans panache. Il ne savait pas oser. Il lui manquait l'audace. La passion. Mais toute sa vie était ainsi dans les règles. Ses amours secrètes. Jamais une parole plus haute que l'autre. Il était brillant mais bridé par ses propres carcans, par la peur de décevoir, par l'absurde besoin de reconnaissance et d'attention. Il voulait être aimé sans jamais risquer d'aimer avec passion en retour. Ça ne marchait pas. Il obtint néanmoins son diplôme.

Il rejoignit ses parents alors au Danemark pour étendre leur réseau. Ils voulaient restructurer leur entreprise. Voir plus grand pour offrir plus de traitements à tous. Leur objectif était clair : innover. Trouver de nouveaux traitements. C'était un projet de grande envergure. Mais ils en avaient les moyens non ? Ils avaient une maison dans la banlieue Aarhus. C'était l'idéal. Ils avaient même aménagé un atelier pour l'artiste qui n'arrivait pas à vendre une seule de ses peintures trop académique. Mais au moins, il était là avec les siens. Avec Klara. Qu'il aimait jouer avec elle dans le jardin. Elle était si rayonnante. Il la dessinait souvent mais il n'arrivait jamais à saisir le lueur dans son regard. Son innocence. La vie en elle.

Et puis, il eut l'incident. Ce fou qui rentra dans leur maison. Armé. Il les accusait d'avoir tué sa femme. Un traitement en test qui aurait accentué sa tumeur. Fatal. C'était eux les responsables. C'était eux. Ils méritaient de mourir ces bourges qui s'engraissent sur le malheur des autres. L'homme tira sur sa sœur, sur lui, ses parents. Il se suicida. Stellan fut le seul survivant. Il était un miraculé. Mais pour lui, ce n'était en rien un miracle. Il était mort ce jour-là en ne réussissant pas à protéger les siens.



Il continua à évoluer parmi les spectateurs, comme un roi au milieu de sa cours. Sa main effleura celle d'Aksel quand il passa à côté de lui, lui lançant un regard plein de promesses. Puis il continua son chemin. Il écoutait. Et il sourit en entendant les réactions de deux femmes à un tableau. Un corps recroquevillé. Seulement des nuances de rouges et de noirs. La violence était palpable dans les coups de pinceau, dans la matière qu'il avait volontairement laissé transparaître.




« Tu perds le contrôle. Arrête. Ressaisis-toi. »

La voix de son mentor le ramena à la raison. Il lâcha sa proie. Mais c'était trop tard. L'homme à ses côtés eut un soupir.

« C'est le quatrième en un mois, Stellan. Tu avais promis de faire plus attention. »

Le blond essuya ses lèvres encore maculées de sang. Il avait peur de ne plus pouvoir s'arrêter. C'était si dur. C'était si compliqué de ne pas être submergé. Les larmes coulèrent sur ses joues. Il s'excusa, serrant le corps inerte contre lui. L'autre vampyr restait immobile à l'observer.

« Assez ! » lâcha-t-il avec autorité. « Arrête cette stupide sentimentalité. Tu pleurais le poulet que tu mangeais ? C'est un accident nécessaire. Cette femme devrait se sentir honorée. Et toi, tu vas la faire disparaître. »

Et Stellan s’exécuta. C'était grâce à lui qu'il survivait. Son mentor. Piotr. Il n'avait plus que lui. Il n'y avait que lui pour l'empêcher de sombrer. Il était son repère. C'était lui et aucun autre qui pouvait l'aider. Qui lui maintenait la tête hors de l'eau en plein naufrage. Sans lui, il n'aurait jamais su ce qu'il était. Il n'aurait jamais pu le supporter sans lui. Il lui apprenait à survivre. Non. A vivre avec ça. Et tout devenait si différent si intense. En réalité, il continuait de se battre contre cette part sombre en lui, parce qu'il l'aimait. C'était son ange rédempteur cet homme. Le seul à le guider dans ce purgatoire. Les mois avaient passé. Ils vivaient dans cette grande maison vide. Celle de sa famille. Parfois, Stellan regrettait d'être encore là. Mais... Mais il était en sécurité dans cette maison aux volets fermés. Qu'importait les fantômes du passé.

Il ne tuait plus ses repas. A vrai dire, il chassait presque mieux que son maître. Il était plus jeune, plus beau, cela avait tendance à attirer les proies dans son filet. Mais il se fichait qu'on le trouve attirant, ou qu'on le veuille. Il ne voyait que lui. Son obsession. Et lui, il l'ignorait toujours. Alors, il finit par l'embrasser. Avec une maladresse incertaine qui ne lui ressemblait plus à force de charmer pour ses proies. Mais là, c'était différent... Il le repoussa, violemment.

« Qu'est-ce que tu fous, petit con ? »

« Je... Je t'aime... »

L'homme le dévisagea avec mépris, et dégoût. Stellan voulut s'approcher. Mais encore une fois, cela fut vain. Alors, la lutte commença. Pourquoi ne l'aimait-il pas ? Pourquoi ? Ils étaient pareils. Ils étaient liés par leur supériorité non ? Ils étaient fait pour se soutenir ? Peut-être que Piotr avait sous-estimé la rage et l'amour de son élève. Peut-être aussi que son âge avancé lui fit lâcher prise. Mais il n'y eut aucun vainqueur. Juste un cadavre de plus et une créature désespérée. Sans doute que Stellan manqua de perdre le contrôle à cet instant, cependant, ce ne fut pas le cas. Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort, non ? Il s'accrocha non plus à un individu mais à la peinture pour survivre. Pour oublier aussi l'amertume. Il serait aimé. Par beaucoup d'hommes. Par beaucoup de femmes. C'était Piotr qui avait eut une erreur de jugement.



Le blond fit un dernier tour de salle, puis finalement, il trouva son amant à l'extérieur. Il s'approcha de lui, se fichant bien des éventuels regards. Il déposa un baiser dans la nuque de sa muse.

« Les mondanités étant finies, ne voudrais-tu pas dîner avec moi ? » demanda-t-il avec un sourire alors qu'il lui désignait du regard une jeune femme qui les fixait fascinée, littéralement sous le charme. « Et cette fois, pas d'accident... »